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Le Mouvement québécois pour une décroissance conviviale (MQDC) est né un jour de juin 2007, dans le sous-sol aux allures de catacombe d’un ancien édifice industriel. Il y avait là une trentaine de militants (écologistes, anticapitalistes, altermondialistes) et d’intellectuels, jeunes et moins jeunes, ayant répondu à l’appel des signataires du Manifeste pour une décroissance conviviale, lancé quelques temps auparavant.
Trois décennies plus tôt, André Gorz et Jacques Grinvald, deux philosophes européens, avaient été les premiers à utiliser le mot « décroissance » tel que nous le définissons aujourd’hui, mais sans susciter à l’époque d’échos importants dans le débat public. Il faut dire que ces appels initiaux à la décroissance ont été étouffés par les crises économiques post-chocs pétroliers puis les politiques de relance néolibérales des années 1980, ainsi que par le « développement durable », une proposition réformiste promue énergiquement par les grandes institutions internationales, dont l’Organisation des Nations Unies.
L’idée de décroissance a été relancée au début des années 2000, en France dans un premier temps, notamment par l’économiste Serge Latouche, mais aussi par Vincent Chesnay et Bruno Clémentin, deux militants anti-publicité à qui l’on doit la notion de « décroissance soutenable ». Il s’agissait alors de dénoncer le développement durable comme un cul-de-sac, une tentative de « polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps ». Plus généralement, le terme « décroissance » est conçu comme un « mot-obus » destiné à pulvériser la croyance selon laquelle le progrès de l’humanité, aussi bien dans le Nord que dans le Sud, dépend d’une croissance économique continue.
Simple slogan provocateur au départ, la « décroissance » a suscité un intérêt grandissant dans les années qui ont suivi. Des groupes militants se forment, des publications se multiplient, des conférences et des colloques s’organisent, en France, mais aussi en Espagne, en Italie, en Suisse romande ou encore en Belgique (Wallonie), c’est-à-dire en Europe latine. Les liens privilégiés entre le Québec et la France, soutenus entre autres par une langue commune et une immigration d’origine française importante, expliquent sans doute en partie pourquoi c’est essentiellement dans la Belle province que l’idée de « décroissance » a connu jusqu’ici le plus de succès sur le continent nord-américain.
Pourquoi refuser la croissance?
La conception de la décroissance défendue par le MQDC s’avère très proche de celle qui domine en France. Elle se fonde sur une triple critique de la croissance.
Premièrement, *nos sociétés doivent rompre avec la course à la croissance économique avant que les limites biophysiques de notre planète ne nous imposent une décroissance forcée et brutale. Nous ne pouvons en effet produire toujours plus de marchandises sans utiliser toujours plus de ressources naturelles et générer toujours plus de déchets. *Or, les ressources qualifiées de « renouvelables » ne le sont que jusqu’à un certain point, il n’y a pas de substituts à de l’air respirable, de l’eau buvable, de la terre fertile, et la capacité de nos écosystèmes à assimiler nos déchets reste limitée.
Deuxièmement, cette rupture est nécessaire parce que la croissance économique crée d’importantes injustices sociales et environnementales, à l’intérieur des pays et entre eux. Quoique la croissance économique mondiale n’ait jamais été aussi forte que depuis les années 1950, un rapport du PNUD observait récemment que : « Au cours des vingt dernières années, les inégalités de revenus entre les pays et au sein des pays ont, en moyenne, augmenté. […] Le monde est plus inégalitaire aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été depuis la Deuxième Guerre mondiale. » Comme l’a démontré l’économiste Thomas Piketty, la course à la croissance tend à augmenter les inégalités entre les revenus du capital et ceux du travail, sauf à la suite de circonstances exceptionnelles (guerres, dépressions économiques).
Troisièmement, la poursuite de la croissance doit être abandonné parce qu’elle nous réduit tous et toutes à l’état de simples rouages des macro-systèmes techniques et économiques sur lesquels elle s’appuie. Devenus les moyens de nos outils, nous n’avons plus la possibilité de décider de nos manières de vivre ensemble. Ces décisions sont maintenant largement déterminées par des impératifs économiques et techniques sur lesquels même les politiciens les plus puissants n’ont aucun contrôle réel. La dépendance de nos sociétés aux énergies fossiles, par exemple, nous impose de lourdes contraintes, comme celles de mener des guerres lointaines ou de détruire d’immenses territoires pour garantir notre approvisionnement en pétrole.
Simple slogan provocateur au départ, la « décroissance » a suscité un intérêt grandissant dans les années qui ont suivi.
Il ne s’agit donc pas seulement de réclamer un arrêt de la croissance économique pour des raisons écologiques, comme le font généralement les partisans d’une « économie stationnaire », tels que Herman Daly, Tim Jackson ou encore Peter Victor. Ces économistes anglo-saxons, dont les travaux s’inscrivent dans la perspective de « l’économie-écologique », incarnent une critique libérale de la croissance. Ils ne remettent pas en question les institutions centrales de nos sociétés, telles que la propriété privée et l’entreprise à but lucratif. La décroissance « à la française » dont s’inspire le MQDC est plus ouvertement anticapitaliste et s’appuie davantage sur des penseurs socialistes, à commencer par Marx, mais aussi certains de ses lecteurs plus récents comme Cornelius Castoriadis et André Gorz. Elle constitue un appel à la révolution, pour bâtir des sociétés libérées de l’impératif de la croissance, à la fois plus soutenables, plus justes et plus démocratiques.
Les convergences sont importantes avec l’écosocialisme, un autre courant de pensée contemporain qui, comme son nom l’indique, propose une critique radicale de nos sociétés à la fois socialiste et écologiste. Formulée notamment par John Bellamy Forster, Michael Löwy, Joel Kovel ou encore Daniel Tanuro, cette critique présente toutefois deux défauts aux yeux des partisans d’une décroissance « à la française ». D’une part, elle est jugée trop peu sensible aux problèmes politiques que pose à nos sociétés le développement des technosciences. La plupart de ces techniques industrielles, développées à l’aide de la science moderne, constituent une menace pour notre liberté (entendue au sens d’autonomie) quel que soit le régime politique dans lequel elles sont déployées, soulignent les « objecteurs de croissance ». D’autre part, les écosocialistes continuent bien souvent d’envisager l’État comme un levier nécessaire à l’accomplissement de la révolution qu’ils appellent de leurs vœux, tandis que les « décroissants » prônent de préférence une révolution « par le bas », selon une perspective plus proche de la tradition anarchiste.
Cela étant dit, écosocialisme et décroissance convergent sur l’essentiel : le rejet du productivisme et des rapports d’exploitation sur lesquels il repose. D’où une même critique des propositions politiques réformistes qui continuent à présenter la croissance économique comme une condition nécessaire au progrès de l’humanité, comme c’est le cas de l’idéologie du « développement durable », mais aussi d’un projet tel que celui du « Green New Deal », promu à présent par les Démocrates américains.
Que proposent les objecteurs de croissance?
Le mouvement de la décroissance n’a pas un projet de société « clés en main » à proposer. En revanche, ses partisans s’entendent sur la direction que devrait prendre la transition vers des sociétés post-croissance : produire moins, partager plus, décider vraiment de nos manières de vivre ensemble. La mise en œuvre de ces trois principes fondamentaux pourrait prendre la forme suivante : 1) relocalisation de la production des biens et services dont nous avons besoin, dans un objectif d’autosubsistance, 2) idéalement orchestrée par des municipalités dirigées et fédérées selon les principes de la démocratie directe, 3) en prenant appui sur des Low Tech, c’est-à-dire des techniques de production contrôlables par leurs utilisateurs et adaptées aux ressources disponibles localement, en particulier sur le plan énergétique, 4) dans le cadre de « communs », autrement dit de collectifs autogérés dont les membres partagent équitablement l’usage et l’administration de leurs moyens de production (terres, outils, locaux, savoirs,…).
La force d’un tel projet est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le « Grand soir » pour l’entreprendre. Déjà, les communs fleurissent un peu partout. Montréal par exemple en abrite des dizaines. Les plus connus ont pour noms Milton-Parc (coopératives d’habitation), Bâtiment 7 (centre de services locaux autogérés), La Remise (bibliothèque d’outils), Le Champ des Possibles (jardin public autogéré), UPop Montréal (université populaire gratuite). Bien d’autres sont en train de voir le jour, tous fondés sur le même souci de reconquérir de l’autonomie par rapport aux macro-systèmes économiques et techniques qui nous asservissent. Il reste à les faire proliférer et à favoriser leur mise en réseau, en allant chercher le soutien des autorités politiques en place, pour atteindre une « masse critique » susceptible de provoquer la transformation de l’ensemble de notre société.
La force d’un tel projet est qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le « Grand soir » pour l’entreprendre.
Le MQDC s’est donné comme principal mandat lors de sa création de faire valoir ces idées dans le débat public au Québec. Plus précisément, l’ambition du mouvement a été d’offrir une bannière rassembleuse, un point de convergence aux luttes contre les injustices sociales, la destruction de nos écosystèmes et la domination de nos vies par l’économie et la technoscience. La critique de la croissance permet d’envisager l’intégration et le dépassement de ces luttes dans ce qu’elles ont de partiel. C’est dans cette perspective que les membres du mouvement, tous assez fortement scolarisés, ont organisé de nombreux ateliers de lectures et de discussion, ainsi que des conférences et des séminaires associant militants et chercheurs. Plusieurs ouvrages collectifs ont été publiés, ainsi qu’un journal trimestriel (sur papier!) : L’objecteur de croissance. Grâce à ce travail intellectuel de fond, l’auteur de ces lignes a pu créer à HEC Montréal le premier cours universitaire sur la décroissance au Canada.
Mis à part quelques actions symboliques contre la publicité dans l’espace public ou contre le Grand Prix de Formule 1 de Montréal, les militants ont fait le choix de soutenir des luttes existantes plutôt que d’en initier de nouvelles. Ils se sont associés par exemple aux protestations contre l’exploitation et le transport des hydrocarbures, contre l’évasion fiscale, contre la guerre ou encore contre la hausse des frais de scolarité. De même, ils ont jugé plus stratégique de créer une « cellule décroissance » au sein de Québec solidaire – le parti le plus à gauche représenté au parlement provincial -, que de lancer leur propre parti. Certes, ces choix ont aussi été dictés par le fait que le mouvement est resté de taille modeste jusqu’à récemment. Ils témoignent néanmoins de cette volonté de tenter en priorité de souligner et d’établir des liens entre des luttes éparses.
La question s’est posée par ailleurs de savoir si le mouvement devait s’engager dans le développement d’une expérimentation concrète inspirée des idées de la décroissance. Comme dans le cas des luttes militantes, la majorité des membres a jugé préférable de promouvoir des initiatives déjà existantes, en faisant valoir leur pertinence dans la perspective d’une transition vers des sociétés post-croissance. Des activités communes ont été organisées cependant avec deux mouvements amis : le Réseau québécois pour la simplicité volontaire et les Initiatives de transition.
Les activités du MQDC sont actuellement sur la glace. Toutefois, un nouveau collectif nommé « Décroissance conviviale au Québec » a repris le flambeau, en collaboration avec des fondateurs du MQDC. Ce collectif a entre autres organisé, en octobre dernier, un « Festival de la décroissance » dans le cadre duquel se sont tenus conférences, ateliers, projections cinématographiques et visites de jardins partagés. L’événement a été un succès et a bénéficié d’une couverture médiatique inédite. Il semble que les diverses manifestations du dérèglement climatique au cours de l’été 2018 en Occident, ainsi que la démission fracassante du Ministre français de l’écologie à la fin du mois d’août, aient accru l’intérêt pour la décroissance au Québec. La deuxième édition du festival le 1er juin prochain à Montréal sera l’occasion d’affermir cet élan.
Cet article a été traduit de l’anglais par Andrea Levy.